Technologie

Repenser et réorienter

Par Ruari McCallion

Mars 2024

Les avancées des véhicules sans conducteur dans le domaine de la logistique des aéroports et des entrepôts

Les perspectives offertes par les véhicules sans conducteur (VSC) ont nourri beaucoup d’espoirs, mais après quelques accidents graves et surmédiatisés, leur heure de gloire est-elle déjà terminée ? Ou existe-t-il un chemin tout tracé pour les applications logistiques ? Ruari McCallion fait le tour de la question en s’adressant aux experts du domaine.

VSC et AGV

Il existe des différences notables entre les véhicules à guidage automatique ou véhicules autoguidés (AGV) et les véhicules sans conducteur (VSC).
Les capacités des AGV sont limitées. À l’instar des trains, dont ils partagent beaucoup de points communs, ils ne font et ne peuvent que suivre un itinéraire prédéfini. Ils se contentent ainsi de marquer des arrêts programmés le long d’un trajet donné.

Les VSC jouissent d’un certain degré d’autonomie, en ce sens qu’ils sont capables de trouver des solutions alternatives en puisant dans les informations déjà stockées dans leurs banques de mémoire.

Les chariots élévateurs sans conducteur circulent déjà dans les entrepôts.  Eureka leur a consacré un article en octobre 2022, ici. Toutefois, ce ne sont pas des véhicules autonomes à proprement parler. Ces chariots étant préprogrammés ou pouvant être commandés à distance, ils se rangent plutôt dans la catégorie des AGV.

Il y a vingt ans, en 2004, l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA, Defense Advanced Research Projects Agency) des États-Unis lançait le premier volet de sa série de grands défis, destiné à stimuler la mise au point de véhicules terrestres sans conducteur et entièrement autonomes. Le défi consistait à concevoir un véhicule capable d’effectuer un parcours tout-terrain de plusieurs kilomètres en un temps limité.

Bien que ce premier événement n’ait pas connu lun franc succès, d’autres Grands Défis suivirent. Mais il aura fallu attendre qu’une équipe de l’université Carnegie Mellon et de General Motors effectue un parcours de 96 km en moins de six heures pour que de réels progrès soient constatés.

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Le véhicule électrique autonome Auto-Dolly Tug d'Aurrigo, actuellement déployé à l'aéroport international de Cincinnati/Northern Kentucky et à l'aéroport de Stuttgart.

Tesla, Uber et Google, pour ne citer qu’eux, ont depuis lors largement testé et même lancé des véhicules prétendument autonomes, autrement dit censés pouvoir transporter des passagers en toute sécurité, sans conducteur. La compagnie aérienne All Nippon Airways (ANA) a testé un bus électrique sans chauffeur assurant le transport aéroportuaire à l’aéroport de Tokyo Haneda au Japon, tandis qu’Aurrigo, une entreprise basée au Royaume-Uni, a mis au point des « capsules » sans chauffeur destinées au transport de passagers en milieu urbain.

Le facteur humain

Après deux accidents ayant impliqué des piétons, la marche supposément inéluctable vers un avenir où des véhicules sans conducteur transporteraient des passagers sur les routes urbaines, voire sur les autoroutes, a été stoppée net dans son élan. À Phoenix, en Arizona, l’un des véhicules à conduite autonome d’Uber a tué une femme qui avait semble-t-il dérouté ses ordinateurs de suivi en poussant sur l’autoroute son vélo chargé de sacs de courses. En octobre 2023, une femme traversant une route à San Francisco a été heurtée par une voiture conduite par un humain qui s’est retrouvée sur la trajectoire d’un robotaxi Cruise sans conducteur – lequel ne s’est pas arrêté, mais l’a écrasée.

Les indemnisations devraient se chiffrer en millions de dollars pour l’une comme pour l’autre. Ces tragédies ont suscité une profonde remise en question de la part des fabricants et des pouvoirs publics.

Il est sans doute ironique que deux accidents seulement puissent sonner le glas de toute une technologie, alors même que - et c'est l'OMS qui le dit - des véhicules censés être entièrement contrôlés par des êtres humains tuent 1,2 million de personnes chaque année dans le monde.

Qu’entend-on par « sûr » ?

Siddartha Khastgir clipped

« J’ai eu de nombreuses discussions sur le seuil de sécurité attendu d’une voiture sans conducteur », explique le Dr Siddartha Khastgir, responsable de la vérification et de la validation des véhicules connectés et autonomes du département de recherche Warwick Manufacturing Group (WMG) de l’université de Warwick, en Angleterre. Le Dr Khastgir représente le Royaume-Uni au sein du comité technique de l’Organisation internationale de normalisation (ISO). Il a travaillé avec Tata Motors en Inde ainsi qu’avec les ingénieurs concepteurs de groupes motopropulseurs de l’entreprise FEV Consulting, en Allemagne.

« La plupart de ces discussions ont lieu entre des groupes d'ingénieurs. Les sociologues me l'ont affirmé : il n'appartient pas aux ingénieurs, mais à la société, de définir le niveau de sécurité d'une voiture sans conducteur. Et ce débat est actuellement inexistant. »

explique le Dr Siddartha Khastgir

Le Dr Khastgir souligne également qu’il n’existe aucune technologie, où que ce soit dans le monde, qui soit sûre à 100 %. Le défi consiste à définir précisément les limites des modèles de conception.

Selon lui, les véhicules sans conducteur (VSC) circuleront vraisemblablement sur les voies publiques dans dix ans, mais la technologie permettant de les utiliser dans les entrepôts pourrait déjà être disponible dans trois ans, voire moins. Dans les grands entrepôts, dans les zones de manutention logistique ou sur le côté piste des aéroports, l’accès est restreint, les trajets sont limités et les objectifs peuvent être clairement définis.

Au bon endroit, au bon moment

L’entreprise Aurrigo fabrique depuis plusieurs années des capsules (également appelées « pods ») sans conducteur. Au départ, ces capsules étaient destinées au transport de passagers, mais l’entreprise s’est réorientée vers le transport de marchandises. Aurrigo a récemment annoncé la conclusion d’un « accord de projet » avec International Airlines Group (IAG) portant sur le déploiement et la démonstration de solutions aéronautiques de manutention des bagages à l’aéroport international de Cincinnati/Northern Kentucky (CVG), ainsi que la signature d’un contrat européen pour l’exploitation des mouvements de fret à l’aéroport de Stuttgart (STR). Les essais, qui devraient être lancés en mars 2024, porteront sur le dernier Auto-Dolly Tug Mk3 d’Aurrigo, un véhicule électrique autonome qui combine les fonctions d’un tracteur à bagages avec la capacité de transporter une unité de chargement (ULD).

Ces projets ont été annoncés au lendemain de la révélation par Aurrigo et UPS de leur collaboration dans le cadre du déploiement du véhicule électrique autonome d’Aurrigo, appelé « Auto-Cargo », conçu pour déplacer de lourdes charges de fret vers et depuis les aéronefs, au hub UPS de l’aéroport d’East Midlands, le deuxième plus grand terminal de fret du Royaume-Uni. Le véhicule Auto-Cargo peut transporter une palette de fret pleine grandeur standard ou deux ULD à pans coupés, jusqu’à une charge totale de 7,5 tonnes, tout en tractant une remorque de fret entièrement chargée.

« En 2018, nous avons été approchés par British Airways / International Airlines Group concernant la conception d’une solution permettant de déplacer les bagages et le fret à l’aéroport d’Heathrow », déclare David Keene, PDG d’Aurrigo International plc.

Les véhicules d’Aurrigo apportent une solution qui affecte les opérations aéroportuaires depuis de nombreuses années. Le transport des bagages côté piste est l’aspect le moins glamour des activités aéroportuaires.

David Keene-clipped

Il s’agit d’une lourde tâche, réalisée par tous les temps, parfois sale et dangereuse, et souvent pénible. Pour le dire simplement, ce marché est mûr pour l’automatisation, c’est pourquoi il est rapidement devenu la principale cible d’Aurrigo. Il s’agit également d’un environnement prévisible où les préoccupations en matière de sécurité sont limitées.

La définition d’un espace sûr

« Vous ne croiserez pas de chien, de cheval, de cycliste, de personne chargée de provisions ou toute autre chose à laquelle vous devez faire attention sur la route », explique David Keene. La vitesse y est normalement limitée à 32 km/h (20 mi/h) environ.

La demande existe bel et bien. Le transport aérien mondial a retrouvé son niveau d’avant la pandémie, mais le personnel manque et est constamment sous pression. Les syndicats sont enthousiastes, car les véhicules sans conducteur automatisent les tâches ingrates et améliorent la sécurité des opérateurs humains. Un VSC jouit d’un certain degré d’autonomie, en ce sens qu’il est en mesure de trouver des solutions alternatives lorsqu’un itinéraire est bloqué, par exemple. Mais pour ce faire, il ne peut que s’appuyer sur des informations déjà présentes dans sa banque de mémoire.

Technologie avancée

« Tous les bâtiments et itinéraires sont enregistrés dans son cerveau. Une fois placé sur l’itinéraire, le VSC recrée dynamiquement ce qu’il peut voir. Pour cela, il fait appel à plusieurs capteurs, dont la technologie de télédétection par laser (LiDAR). » Un ensemble de caméras stéréo lui permet d’analyser la scène dans laquelle il se déplace. S’il repère un autre objet mécanique ou humain en approche, il évalue s’il s’agit d’une « menace » ou d’un obstacle et prend les mesures qui s’imposent. Il peut s’arrêter pour laisser passer l’objet en question, ajuster sa propre vitesse ou trouver un autre itinéraire en puisant dans sa mémoire. De toute évidence, il embarque une pléthore de technologies informatiques très sophistiquées.

Aurrigo dispose de collaborateurs chargés de la mise au point de son VSC dans le monde entier, qu’ils travaillent seuls ou dans le cadre de partenariats. L’entreprise collabore – dans le cadre du projet de l’aéroport de Stuttgart – avec le consortium Digital Testbed Cargo Project (DTAC) (financé par le ministère fédéral allemand du Numérique et des Transports), sous la direction académique de l’institut Fraunhofer pour les flux de matériaux et la logistique et de l’Université des sciences appliquées de Francfort. Le projet de l’aéroport East Midlands est soutenu, en collaboration avec UPS, par l’organisme public UK Research and Innovation (UKRI) et le Centre for Connected and Autonomous Vehicles (CCAV). Il bénéficie d’un financement de près de 500 millions £.

Roborace-Festival of Speed

© Roborace. DevBot 2.0.

Un véhicule appelé Roborace DevBot 2.0 a clairement démontré les progrès réalisés par la technologie VSC en gravissant, en seulement 66,96 secondes, la côte de 1,8 km (1,16 mile) du « Festival of Speed » de Goodwood 2019, au Royaume-Uni.

Cette démonstration a permis de mettre en valeur la technologie, et des entreprises telles qu’Aurrigo se chargent à présent de la mettre en pratique. Il faudra peut-être attendre au moins dix ans avant de voir les VSC emprunter les voies publiques, mais les applications pratiques dans les espaces à accès restreint sont déjà là. Ces véhicules sont peut-être encore trop imposants pour les entrepôts à allées étroites, mais leur utilisation dans des espaces plus vastes et extérieurs est tout à fait d’actualité.

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